Serge Reggiani
Il faut vivre, l’azur au-dessus comme un glaive
Prêt à trancher le fil qui nous retient debout ;
Il faut vivre partout, dans la boue et le rêve
En aimant à la fois et le rêve et la boue ;
Il faut se dépêcher d’adorer ce qui passe,
Un film à la télé, un regard dans la cour,
Un cœur fragile et nu sous une carapace,
Une allure de fille éphémère qui court.
Je veux la chair joyeuse et qui lit tous les livres
Du poète au polar, de la Bible à Vermot,
M’endormir presque à jeun et me réveiller ivre,
Avoir le premier geste et pas le dernier mot,
Étouffer d’émotion, de désir, de musique,
Écouter le silence où Mozart chante encore,
Avoir une mémoire hypocrite, amnésique
Réfractaire aux regrets, indulgente aux remords.
Il faut vivre, il faut peindre avec ou sans palette
Et sculpter dans le marbre effrayant du destin
Les ailes mortes du Moulin de la Galette,
La robe de mariée où s’endort la putain.
Il faut voir Dieu descendre une ruelle morne
En sifflotant un air de rancune et d’espoir
Et le diable rêver, en aiguisant ses cornes,
Que la lumière prend sa source dans le noir.
Football, amour, alcool, gloire, frissons, tendresse
Je prends tout pêle-mêle et je suis bien partout,
Au milieu des dockers dont l’amarre est l’adresse,
Dans la fête tzigane et le rire bantou.
On n’a jamais le temps, le temps nous a, il traîne
Comme un fleuve de plaine aux méandres moqueurs,
Mais on y trouve un lit et des chants de sirènes
Et un songe accroché au pas du remorqueur.
Jamais ce qui éteint, jamais ce qui dégoûte,
Toujours, toujours, toujours, ce qui fait avancer.
Il faut boire ses jours, un à un, goutte à goutte
Et ne trouver de l’or que pour le dépenser,
Qu’on s’appelle Suzanne, Henri, Serge ou que sais-je
Quidam évanescent, anonyme, paumé
Il faut croire au soleil en adorant la neige
Et chercher le plus-que-parfait du verbe aimer
Il faut vivre d’amour, d’amitié, de défaites,
Donner à perte d’âme, éclater de passion
Pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête
Quelque chose a changé pendant que nous passions.